Ce qui suit est la traduction française de cet article.
L’une des spécificités des arts martiaux historiques avec armes est que l’entraînement et les compétitions sont inévitablement séparés de l’application “réelle” qui aurait pu être faite avec des armes affûtées donnant des blessures potentiellement mortelles ou irréversibles. Dans le monde moderne civilisé, aucun pratiquant n’a fait l’expérience ou même vu cet application finale de l’art. Cela rend l’entraînement intrinsèquement spéculatif : on doit déterminer et se projeter dans l’état d’esprit de personnes qui auraient eu une relation bien plus étroite avec les résultats létaux de ces arts, afin de pouvoir évaluer la validité des mouvements et des tactiques. En faisant cela, je pense qu’il est important de garder en mémoire les risques et les gains qui sont en équilibre dans les situations de duel, qui sont le contexte implicite de nombreux traités Européens. Bien que mon cadre personnel soit plutôt les arts de l’épée au XVIème siècle, je considère que ceci s’applique à la majorité des cultures où des épées tranchantes ont été utilisées comme armes pour blesser ou tuer.
Quand on se lance dans l’escrime, on rencontre souvent des problèmes. Au début la performance n’est pas au rendez-vous. On a du mal à faire un assaut propre et les techniques historiques n’apparaissent pas vraiment naturellement. Quelques-uns ont un tempérament qui les pousse à charger en frappant fort et vite, ce qui est difficile à contrer efficacement et sûrement sans coup double. Tout ceci peut facilement amener à penser que quelque-chose manque, que des combats réels auraient été différents d’une manière ou d’une autre. Souvent, on entend : “Donnez-leur des armes tranchantes, et vous verrez comme il vont devenir prudents!”. Ou l’équivalent : “Dans des combats réels la priorité absolue est à la défense, ne pas se faire toucher est le seul objectif”. Il est certain que les gens qui font des assauts avec des épées tranchantes de nos jours se montrent bien plus posés, contrôlés et prudents, pour de bonnes raisons de sécurité.
Toutefois cela néglige un aspect important du problème. Quand on inclut sans protection spécifique des épées affûtées dans des assauts modernes (qu’on le fasse pour de bon ou en pensée seulement), les risques sont beaucoup augmentés. Soudainement, la vie est effectivement en jeu. Un faux pas peut faire trébucher sur une pointe. Ce n’est pas aussi risqué qu’un duel contre un opposant déterminé à vous nuire, mais ça l’est tout de même bien plus qu’un assaut plus ordinaire avec équipement de protection et armes sécurisées. D’un autre côté, le gain escompté n’est absolument pas changé. Tout ce qu’il y a à gagner, c’est la victoire dans l’un des nombreux échanges du jour. Ceci ne mène donc pas à un reflet plus fidèle de l’application réelle, l’accent a simplement été mis radicalement sur la prudence. Il serait nécessaire d’augmenter également les gains, dans une proportion qui serait probablement difficile à atteindre dans le monde moderne.
Voyez-vous, personne ne s’est jamais retrouvé en duel par simple souci de préservation de sa santé. Il a toujours été évident qu’au cours d’un duel contre un adversaire de niveau comparable, on a plus de chance d’être blessé que de ressortir indemne. S’impliquer dans un duel est une décision de mettre sa vie en jeu pour défendre ou obtenir quelque chose qu’on estime avoir autant sinon plus de valeur : l’honneur, la vengeance, la justice, quelque chose de ce genre. Même dans une situation d’autodéfense, il faut au moins qu’une personne soit décidée à blesser l’autre pour qu’il y ait combat. Le gain peut sembler trivial pour nous, ou même immoral, mais il était bien présent. Le fait que des duels aient eu lieu indique qu’il y avait une sorte d’équilibre entre les risques et les gains, et augmenter disproportionnellement les risques, ou les gains d’ailleurs, crée des situations d’entraînement à la dynamique fondamentalement différente.
Ce témoignage tardif (début XXe, en anglais) est souvent cité comme preuve de la grande différence entre l’escrime pour le sport et celle avec de vraies armes. Il est vrai qu’Aldo Nadi fait remarquer ces différences, mais le lecteur doit noter que même en ce temps, quand gagner le duel était bien moins important que de s’y engager, il y avait une sorte de désir du sang dépassant ou équilibrant la peur de la pointe acérée:
Après la première double touche, je veux dire double blessure, mon adversaire n’était pas resté parfaitement silencieux ; de toute évidence il avait espéré — comme tout le monde sauf moi — que l’affaire s’arrêterait à ce moment. C’était à mon tour maintenant de rompre l’étiquette stricte du duel. A voix basse, mais fermement, je répondis : “Arrêtez de m’ennuyer, je vais rester ici jusqu’à demain matin.” J’étais jeune.
Par la suite on m’a rapporté qu’à ce moment un des spectateurs avait murmuré : “Maintenant il va le tuer.” C’était un duelliste vétéran et un ami. Il n’avait pas entendu mes paroles, mais avait vu mon index gauche résolument pointé vers le sol.
[…]
En de tels moments un homme peut consciemment perdre toute compréhension de la pitié, de la générosité, et du sens de la vie même. Il sait que sa volonté séditieuse pourrait signifier la mort pour son semblable qu’il n’a pas de raison bien fondée, ou de désir définitif, de tuer. Par l’entremise de codes d’honneur quelque peu stupide et de règles plus ou moins ridicules créés par des gens de son genre seuls, il s’arroge le droit de commetre un meurtre. Où est cette part de Dieu dont il prétend, se vante et assure l’existence presque scientifique en son propre être ? Libre et hors de tout contrôle, Mr. Hyde apparaît.
Il n’y a qu’à lire un peu les témoignages au sujet des duels qui avait lieu à une fréquence alarmante en France au XVIe siècle, par exemple, pour trouver toutes sortes de comportement hasardeux, dangereux ou suicidaires. Considérez le fameux duel des Mignons qui a impliqué six nobles en 1578, desquels seuls deux survivront. Deux sont morts sur place, un décéda de ses blessures le lendemain, et un autre agonisa pendant trente-trois jours. Pas un ne s’en sortit indemne, la blessure la moins sérieuse étant une estafilade au bras. Certainement, des armes tranchantes n’ont pas rendu ces gens particulièrement prudents ou contenus. Ce bilan est assez similaire à ce qu’on peut rencontrer en assaut moderne avec des masques et des armes neutralisées.
Certains construisent une idée erronée de l’application des arts de combat en se focalisant sur les traités techniques. Ces sources montrent des situations idéales, dont on peut supposer qu’elles étaient l’objectif. En tant que telles, elles ne vont bien entendu pas s’attarder sur les coups doubles, qui sont un échec des deux parties, et elles ne vont pas détailler les tactiques suicidaires, même si elles mentionnent parfois ce qu’il convient de faire face à des adversaires novices, sans finesse ou fous de rage. Un combat réel, particulièrement entre des combattants de niveau similaire, ne sera jamais une juxtaposition parfaite de techniques idéales culminant en une frappe sans défauts. Cela n’implique pas nécessairement un problème avec les conditions contemporaines, les mesures de sécurité ou l’état d’esprit compétitif. J’irai même jusqu’à dire qu’il est essentiel de faire l’expérience de ces imperfections du combat, qui mettent en valeur les moments de perfection où l’on fait précisément ce dont on avait l’intention, laissant l’adversaire vaincu et nous indemnes.
Il est incontestable que les assauts modernes avec des armes sécurisées et des protections engendrent certaines distortions. Il peut y avoir une utilisation stratégique des coups doubles, par exemple, qui n’existerait pas dans des combats réels, ou alors seulement dans certaines situations très spécifiques. L’équipement de sécurité peut déformer la perception et les options mécaniques disponibles. Cependant, mettre en exergue le danger associé aux situations de duel réel comme remède à toutes les imperfections des assauts modernes et se focaliser sur les risques en négligeant les gains donne une vision déformée de l’escrime qui est contredite sans ambiguité par les sources historiques. Les duels mortels n’étaient pas les affaires méticuleusement contrôlées que les assauts modernes avec des armes tranchantes et sans protections adaptées sont forcés de devenir.