Priorité et Convention

Cet article est la traduction révisée de celui que j’ai publié sur le sujet il y a un moment déjà.


Les règles de priorités font partie des réglements de certains sports de combat avec armes. L’idée de base est qu’en cas de coup double, le combattant qui a pris l’initiative de l’attaque marque le point, et l’autre rien. Des règles de ce genre sont utilisées par exemple en escrime olympique, au fleuret et au sabre, et en canne de combat.

Elles sont un des symboles de la sportification pour de nombreuses personnes. Elles apparaissent comme une construction artificielle qui finit par masquer la réalité de ce qui est en fait arrivé, c’est-à-dire que les deux combattants ont été frappés. Je ne les appréciais pas lorsque je pratiquais le fleuret étant enfant. Je comprend à présent un peu mieux pourquoi elles sont en place, et le but visé. Il semble que d’autres dans la communauté AMHE soient séduits par ces idées. Un exemple près de chez moi est le Paris HEMA Open, qui utilise un règlement d’épée longue incluant une règle de priorité très similaire à celle du sabre en pratique. Cet article récent plaide également pour l’introduction de règles de priorité dans un contexte AMHE.

Bien que je sois bien plus à l’aise avec ces règles que je ne l’étais auparavant, je ne suis toujours pas totalement convaincu que les règles de priorité soient parfaitement adaptés à toutes les formes d’AMHE. Voici certaines choses qui sont, je pense, importantes à garder à l’esprit à ce propos.

A l’origine, la convention

La source des règles de priorité semble avoir été l’idée pertinente qu’il faut réagir à toute attaque que l’on discerne. Cela paraît évident : en tant que pratiquant d’arts martiaux, on désire rester en sécurité autant que possible, et donc être capable de reconnaître les attaques et y réagir de façon appropriée est de la plus grande importance. Il y a des cas limites dans lesquels je peux entrevoir la possibilité d’ignorer la défense y compris en situation de vie ou de mort, par exemple lorsque la différence de niveau technique ou physique est trop grande. Dans ce cas, se défendre ne mène nulle part, car tôt ou tard ces défenses vont échouer. Cependant, même dans ces scénarios extrêmes il serait bon de reconnaître les commencements d’une attaque, ce qui fait que s’entraîner avec cet objectif conserve son sens, même si cela ne représente pas complètement l’étendue des compromis pratiques. Concrètement, en assaut, l’hypothèse que les combattants doivent se défendre lorsqu’ils perçoivent un danger se traduit en une convention de toujours essayer de répondre à une attaque par une défense pertinente. C’est une règle artificielle, souvent implicite, qui n’est pas en place pour la sécurité mais pour le réalisme.

Cela doit être une convention parce que cela ne fonctionne vraiment que lorsque tout le monde suit cette idée. Quand un seul des combattants le fait, l’entraînement peut devenir très frustrant, comme une conversation à sens unique où la personne à qui l’on s’adresse continue de ressasser ses arguments quoiqu’on lui dise. C’est un problème commun parmi les débutants, mais il persiste au-delà de cette étape pour certains. En outre, sous la pression d’un environnement compétitif, cette convention implicite est une des premières choses à s’évaporer. De ce fait, la convention doit être apprise et imposée avec des conséquences claires et immédiates. Un effet notable du non-respect de la convention est un taux plus élevé de coups doubles, bien que tous les coups doubles ne soient pas causés par ceci.

Un des rares exemples de coup double dans les sources, le traité de Paulus Hector Mair. Ces deux-là ont-ils respecté la convention?

Un des rares exemples de coup double dans les sources, le traité de Paulus Hector Mair. Ces deux-là ont-ils respecté la convention?

Les règles de priorité sont une tentative d'imposer la convention dans une situation compétitive. L'idée est de déterminer quel combattant n'a pas respecté la convention et de le pénaliser en cas de coup double, au lieu d'avoir des conséquences égales pour tous deux. En introduisant cette asymétrie, on incite à respecter la convention, ce qui devrait mener à des échanges plus propres et à de meilleurs pratiquants. En tous cas, c'est le plan ! L'effet net de ces règles est que lorsqu'on commence une attaque, on a priorité sur toute attaque adverse, ce qui fait que seul notre coup comptera.

Dépendance formelle

Les règles de priorité contiennent fondamentalement trois choses :

  • Des façons d’acquérir la priorité
  • Des façons de reprendre la priorité quand votre adversaire l’a
  • Des façons de perdre la priorité, même en l’absence d’action adverse

Dans un monde idéal, il n’y a pas de problème. Quand quelqu’un décide d’attaquer, il obtient la priorité. Quand son adversaire effectue un geste défensif, il la reprend. Quand quelqu’un change d’avis et stoppe son attaque, il perd la priorité. Mais on ne peut pas lire l’esprit des gens ainsi! On doit se fier à des indices externes pour juger de l’intention des combattants, et c’est là que tout se complique. Un juge aura bien sûr de grandes difficultés pour évaluer que vous avez vu les signes d’une attaque, même s’il peut dire que vous auriez dû.

L’escrime olympique moderne fait de l’extension du bras un déterminant essentiel de la priorité. Les escrimeurs sportifs ne manqueront pas de me corriger, mais j’ai mémoire que l’extension du bras vers l’avant donne la priorité, la rétractation la fait perdre. Les battements et parades qui poussent l’arme hors de la ligne reprennent la priorité. Ceci est adapté à des armes d’estoc légères, mais on pourrait concevoir des règles formelles différentes pour d’autres armes ou traditions. Par exemple, cette attaque illustrée dans le traité de Girard Thibault ne commence clairement pas par l’extension des bras, même s’ils sont étendus à la fin. A la canne de combat, la priorité est acquise quand l’attaque est armée et le coup sur le point d’être lancé, dans une position où le bras est en fait étendu vers l’arrière !

Un autre exemple : en escrime moderne, si l’on attaque et que l’adversaire tente de parer, on ne peut rétracter son bras pour passer de l’autre côté de la parade et attaquer à nouveau sans perdre la priorité. On doit maintenir le mouvement vers l’avant. Il y a cependant des mouvements en escrime Bolonaise qui incluent ce mouvement de piston ; voir par exemple la seconde attaque depuis Porta di Ferro Larga dans Manciolino. Est-ce qu’on veut laisser la priorité dans ce cas ? Est-il seulement possible de faire un choix qui aurait un sens pour toutes les sources ? Fabris, lui, ne tolère pas le mouvement de piston.

L’utilisation des règles de priorité oblige à définir une forme “convenable” pour les attaques, depuis le commencement jusqu’à la fin, et à suivre cela tout au long du combat. Pour des arts interprétés à partir de sources écrites, cela peut être délicat, car de telles observations génériques sont rares. Surtout, de telles règles d’assaut ne permettent plus l’expérimentation sur ces jeux d’initiatives et sur leur manifestation, car le choix inscrit dans les règles va fixer la forme d’attaque et de prise d’initiative. Cette réflexion n’est jamais en pure perte non plus ; il est crucial d’être conscient des façons diverses sous lesquelles l’intention d’attaquer peut se manifester. Mais cela rend les règles de priorité plus difficiles à implémenter universellement qu’il peut paraître à première vue.

Actions en un temps

Les règles de priorités favorisent fondamentalement les actions en deux temps, où l’on se défend d’abord pour ensuite riposter, en deux gestes consécutifs. Elles n’interdisent pas explicitement les contres en un temps, où le mouvement de défense se confond avec celui de riposte, mais elles les rendent disproportionnellement difficiles à utiliser avec succès.

Ceci pour une raison très simple. L’attaque prend la priorité lorsqu’elle commence. La défense ne la reprend que quand elle est terminée. Si l’action défend et attaque en un temps, elle ne prend pas la priorité avant d’avoir touché. Si la partie défensive échoue pour quelque raison que ce soit et que l’on se fait frapper en touchant l’adversaire, il a toujours la priorité, il aura le point. Au contraire, si on défend d’abord pour attaquer dans un second temps, même si la défense échoue de fait et que l’on est touché, on a le point. Les actions en deux temps ont le droit d’échouer partiellement, mais celles en un temps doivent être parfaites pour marquer. Je pense que c’est pour cela que les règles de priorité sont plus facilement adoptées dans les sports dérivés d’arts martiaux qui ont une préférence marquée pour des actions en deux temps (la canne de combat en est l’exemple parfait, puisque les actions en un temps en sont à-peu-près absentes). Dans certaines sources, cette préférence n’est pas apparente. On pourrait plaider que c’est parce que les actions en un temps sont plus avancées et devaient être décrites plus en détail. Quelque soit la raison, si l’on veut s’entraîner aux contres en un temps, les règles de priorité classiques ne sont pas un très bon cadre car l’échec est systématiquement puni au détriment du contreur.

En théorie cela pourrait être rectifié. On pourrait identifier le début d’un contre en un temps, et échanger la priorité à ce moment précis. En pratique, je doute que cela soit possible. La priorité est déjà assez difficile à juger en un clin d’oeil sous les formes communes, et la différence formelle entre un contre en un temps raté et une contre-attaque aveugle peut être très minime.

Excès de confiance et coups doubles

Vu que la priorité protège dès le commencement d’une attaque, il n’y a que peu d’incitation à l’avorter si on voit un danger. En suivant la convention, c’est pourtant ce qui devrait être fait ! Cela crée un excès de confiance chez les attaquants, qui vont se placer à fond en mode attaque dès lors qu’ils ont démarré avant l’adversaire, négligeant leur protection pendant ce temps. Cette forme de fixation devrait être évitée, mais les règles elles-mêmes ne font rien contre, et au contraire encouragent ce comportement. En fait, la seule motivation pour arrêter une attaque est la possibilité d’un désaccord avec l’arbitre sur l’évaluation de la priorité. Dans certains cas, on peut même causer intentionnellement un coup double pour punir l’adversaire d’un non-respect de la priorité, ce qui ne devrait pas être fait en combat.

C’est ce qui explique que les règles de priorité ne réduisent pas véritablement le nombre des coups double. Il est possible de construire des attaques de plus en plus complexes, qui vont tromper l’adversaire et peut-être causer un coup double, mais cela n’est pas un problème tant que l’arbitre a vu la priorité. On finit par se battre pour la priorité, pour être le premier à lancer l’attaque, au lieu de se battre pour être le premier à toucher, mais le résultat final est le même : avec le bonus offensif, on crée des coups doubles. C’est à-peu-près le problème décrit au début de cet article sur le sabre olympique (en anglais).

Supposément, s’entraîner avec les règles de priorité devrait quand même rendre plus sûr en combat, puisqu’on apprend ainsi à reconnaître les signes d’une attaque. La réponse devrait juste être légèrement différente. Mais ceci doit être gardé en tête durant tout l’entraînement. La priorité étant jugée de l’extérieur, c’est la responsabilité de l’individu de faire des efforts pour respecter la convention même en ayant la priorité.


Pour résumer, je reconnais volontiers que des règles doivent être conçues pour favoriser un certain respect de la convention. En effet, elle a une importance martiale et représente une compétence que l’on veut développer. Les règles de priorité sont une façon d’essayer de répondre à ce besoin, avec l’inconvénient des excès de confiance qui doit être gardé en tête mais avec lequel on peut s’arranger. Je n’ai pas mentionné une autre problématique, celle de l’entraînement des arbitres, puisque quelles que soient les règles cela doit être fait, et que les sports existants montrent que c’est possible. Mais je ne suis pas pleinement convaincu que l’on peut facilement concevoir des règles de priorité adaptées en AMHE à cause des deux autres points :

  • Dépendance à des critères formels pour définir une attaque
  • Déséquilibre en faveur des actions en deux temps

Je pense que d’autres règlements sont encore nécessaires, qui s’attachent prioritairement à ce qui est objectivement arrivé et sont autant que possible indépendants de la forme et de l’interprétation, pour servir de test d’efficacité et de terrain d’entente entre les différents groupes et styles. Ils devraient aussi donner les mêmes conséquences au coup reçu, que l’on ait tenté une réponse en deux temps ou en un temps. Beaucoup de règlements de compétition AMHE sont encore dans cette catégorie, et pour de bonnes raisons à mon avis.

Les règles de priorité peuvent être un bon outil au sein d’un club, où il y a déjà normalement une forme d’attaque prescrite, du moment que le biais en faveur des actions en deux temps n’est pas rédhibitoire dans le style pratiqué.

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