J’ai écrit par le passé au sujet des risques et gains dans les situations de duel, montrant à quel point il est difficile de les conserver en équilibre dans un contexte moderne, pour étudier des comportements historiques. Le même genre de problème peut également se poser pour des situations d’entraînement spécifiques, dans lequelles les regards passés et modernes sont radicalement différents. Un bon exemple de cela est l’entraînement avec des armes tranchantes.
Dans le contexte moderne, le travail à deux avec épées tranchantes est pratiqué avec beaucoup de précaution et de soin, généralement à un rythme très lent. Ses partisans font remarquer que cet exercice est particulièrement indiqués pour encourager le contrôle et promouvoir une pratique calme et délicate. Il y a d’excellentes raisons à cela: des épées tranchantes augmentent considérablement le niveau de danger, et l’entraînement doit tout de même demeurer aussi sécurisé que possible.
On trouve peu de détails sur les méthodes d’entraînement dans les sources techniques sur l’escrime, mais ce sujet est abordé dans le traité de Viggiani :
ROD : […] prenez votre épée, Conte.
CON : Comment cela, mon épée ? N’est-il pas mieux d’en prendre une faite pour le jeu ?
ROD : Pas maintenant, parce qu’avec ces armes d’entraînement il n’est pas possible d’acquérir courage et prouesse du coeur, non plus que d’apprendre le parfait schermo.
CON : Je crois la première affirmation, mais doute de la seconde. Pour quelle raison, Rodomonte, n’est-il pas possible d’apprendre (comme vous dites) le parfait schermo avec cette sorte d’arme ? Ne peut-on donner les mêmes coups avec celles-ci, qu’avec celles qui sont tranchantes ?
ROD : Je ne dirais pas qu’on ne peut pas faire toutes les façons d’attaque, de défense, et de gardes avec ces armes, et pareillement avec ces autres, mais vous allez les faire imparfaitement avec celles de jeu, et parfaitement avec celles tranchantes, parce que si (par exemple) vous deviez vous défendre d’un estoc poussé vers vous par l’ennemi, battant de côté son épée avec un maindroit, de sorte que la pointe ne menace plus votre poitrine, en utilisant des épées de jeu, il vous suffira de battre un peu seulement, pour apprendre le Schermo ; mais avec des armes tranchantes, vous lanceriez ce maindroit de toutes vos forces pour pousser bien en-dehors la pointe ennemie. Voilà qui serait un coup parfait, fait avec sagesse, rapidité, lancé plus loin et avec plus de force, qu’il n’eut été avec ces autres armes. Comment ferez-vous Conte, si vous empoignez des armes parfaites, sans vous tenir avec tout votre courage, et toute votre juste intention ?
CON : Oui, mais c’est un grand danger que de s’entraîner avec des armes qui peuvent percer ; si je faisais la moindre erreur, je pourrais causer de grands dommages. Néanmoins nous ferons comme il vous plaira, car vous aurez garde de ne pas me blesser, et je chercherai à parer, et je serai toujours attentif à votre pointe pour savoir quel coup pourrait venir de votre main, ce qui est nécessaire à un bon guerrier.
Il est important, à mon avis, de ne pas uniquement se concentrer sur le fait qu’ils s’entraînaient à l’époque avec des épées émoussées et affûtées, mais aussi de noter le bénéfice pédagogique de l’exercice (ce sur quoi j’ai mis l’accent dans la citation). Le but de Viggiani, en promouvant l’entraînement avec des armes tranchantes, semble avoir été d’obtenir des réactions plus authentiques en défense, en terme d’intensité de la parade. On pourrait même dire que la technique décrite comme résultant de l’usage d’armes tranchantes est moins efficiente que celles avec des armes émoussées. En effet, si une faible force et un petit mouvement suffisent à dévier la pointe, pourquoi en mettre plus ? Ceci ne fait que donner plus d’opportunités à l’adversaire. Une explication possible est que face à une arme tranchante, il est nécessaire de conserver une plus grande marge de sécurité.
Quoiqu’il en soit, cet accent sur la force et la rapidité est à l’opposé de ce qu’on trouve dans le contexte moderne avec des armes tranchantes. C’est particulièrement le cas si on considère non un exercice figé mais un assaut libre. Dans ces circonstances, il est plus sage de diminuer la vitesse et d’utiliser le moins de force possible, pour se prémunir d’imprévisibles rebonds ou de soudains effondrements de défenses. Il est manifeste d’après ce texte, qu’à l’époque de Viggiani il était acceptable et attendu que davantage d’énergie serait utilisée avec les armes tranchantes, précisément à cause des plus grands risques encourus. Là où dans le contexte moderne l’arme tranchante est utilisée pour forcer la modération et la prudence, dans le contexte passé elle servait à obtenir une plus grande implication.
Cet exemple simple montre que reproduire les conditions matérielles d’entraînement du passé ne nous donne pas forcément une meilleure compréhension de l’art ou de sa pratique. Les effets des conditions matérielles sont intrinsèquement liées au contexte socio-culturel, qui a profondément changé. Il est plus sage de travailler en sens inverse : d’abord identifier les attributs de l’art, puis parfaire des conditions d’entraînement modernes qui nous permettent de nous concentrer sur ces attributs. Cela n’exclut pas la recherche sur les modes d’entraînement et de compétition historique, bien entendu, dans la mesure où ils nous informent sur les attributs vus comme désirables à l’époque, du moins quand on a des discussions aussi détaillées que celles de Viggiani.